Seneporno ou l’impuissance des autorités sénégalaises face à la cybercriminalité

Article : Seneporno ou l’impuissance des autorités sénégalaises face à la cybercriminalité
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19 février 2018

Seneporno ou l’impuissance des autorités sénégalaises face à la cybercriminalité

“Faire du Sénégal le premier hub numérique d’Afrique”

C’est la formule de propagande en vogue au pays de la Teranga depuis quelques années. Mais sous les costumes de soie que l’on revêt pour annoncer cette « bonne nouvelle », derrière les nombreux séminaires et conférences et les généreux buffets qui les accompagnent, il n’y a malheureusement pas assez de ressources pour concrétiser cette belle utopie. Le phénomène Seneporno en est la triste illustration.

Seneporno, un modus operandi des plus abjects

Si on veut faire de Diamniadio Valley la « Silicon Valley » de l’Afrique, si on encourage les jeunes entrepreneurs à mettre en place le x africain, x étant un produit ou service ayant déjà fait ses preuves ailleurs, toute bondieuserie mise à part, on devrait féliciter le promoteur de Seneporno de vouloir mettre en place un site avec du contenu africain. Sauf que l’individu emploie des méthodes plus que douteuses.

N’importe qui peut lui envoyer des photos et vidéos à caractère pornographique moyennant une rémunération. De ce fait, des vidéos ayant été tournées dans un cadre privé se retrouvent sur le site. Pire encore, avant la publication des vidéos, le promoteur du site qui se fait appeler Kocc Barma ne se gêne pas pour harceler ses victimes sur les réseaux sociaux. Sur Snapchat, il affiche les photos, contacts téléphoniques, profils Facebook de celle qui sera la prochaine « vedette » du site. On y voit aussi parfois des captures d’écran de conversations avec elle où il prend un vicieux plaisir à la narguer, convaincu du fait qu’il est inattaquable. Le site comporte également des photomontages dont l’un avec des photos de la première dame du Sénégal.

Pour mesurer la gravité de la situation, il nous faut contextualiser. Si sous d’autres cieux, une sextape peut suffire à rendre célèbre toute une famille, au Sénégal le scénario est tout autre. Dans un pays où un taximan peut refuser de te prendre dans sa voiture simplement parce que tu as de l’alcool sur toi, je vous laisse imaginer les conséquences d’une sextape et la publicité qui l’accompagne. Dire que le phénomène Seneporno détruit des vies est un euphémisme. Les personnes qui ont déjà été exposées et celles qui vivent dans l’angoisse de se retrouver dans la même situation se posent désormais la même question : comment faire pour sortir de ce cauchemar ?

La Commission de protection des données personnelles au secours

Une année d’existence, la publication des vidéos de plusieurs célébrités locales et une trentaine de plaintes plus tard, la Commission de protection des données personnelles (CDP) monte pathétiquement au créneau et se fend d’un pompeux communiqué sur les dérives de Seneporno.

Communiqué de presse publié sur www.cdp.sn
Communiqué de presse publié sur www.cdp.sn Crédit photo: Lucrèce Gandigbe

 

Il est vrai que la situation met en évidence les limites de l’application de la loi d’un pays dans le cyberespace. En effet, dans la mesure où le site n’est pas hébergé au Sénégal, que son promoteur réside au Canada et en possède même la nationalité, il va être particulièrement difficile de fermer le site ou d’arrêter celui qui se présente sous le pseudonyme de Kocc Barma.

Mais fort heureusement, nous avons une commission de protection des données personnelles qui s’est empressée de saisir le premier ministre et de demander au propriétaire du site de « se rendre à la justice » ! Le premier ministre avec encore plus de promptitude n’a pas manqué de s’émouvoir de la situation. La présidente de la CDP s’est récemment exprimée en ces termes : « Nous sommes en train de travailler sur le cas du site. J’avais saisi la dernière fois le premier ministre et je me félicite de sa prompte réaction. Il m’a demandé de voir l’ARTP pour qu’elle saisisse les fournisseurs d’accès à Internet. Nous voulons savoir qui se cache derrière l’adresse IP de ce site et qui lui donne l’accès à Internet au Sénégal. A partir de là, nous interviendrons en lui demandant de se conformer avec la loi. » A titre informatif, la CDP et l’ARTP sont des autorités administratives indépendantes. Ce qui veut dire que pour initier et diligenter une procédure dans une telle situation, il n’y a pas besoin de la bénédiction du premier ministre.

La Commission des données personnelles fait toutefois preuve de pro-activité en organisant une session de formation sur les données personnelles à l’endroit des magistrats. Ainsi, ils seront mieux outillés une fois que Kocc Barma aura la bonté de se rendre. Cela dit, on pourrait commencer par bloquer le site sur le territoire sénégalais même si cette solution n’en est pas vraiment une.

On est bien conscient et reconnaissant des efforts fournis pour construire le fameux hub numérique de l’Afrique, mais ne mettons pas la charrue avant les bœufs. Commençons par agir avec un peu plus d’efficacité au sein d’institutions aussi stratégiques que la CDP. C’est bien plus nécessaire que la pose de première pierre pour l’érection de datacenters à Diamniadio. Car en attendant que prenne fin la valse entre les différentes autorités administratives, les vidéos partagées sur Seneporno sont relayées sur les réseaux sociaux et d’autres plateformes en ligne, preuve que la presse à scandale a encore de beaux jours devant elle.

Le 18/02/2018, Seneporno est classé 36 site le plus visité au Sénégal
Le 18/02/2018, Seneporno est classé 36 site le plus visité au Sénégal Crédit photo: Lucrèce Gandigbe

Plus c’est scandaleux, mieux c’est

« Si vous rencontrez des photos indécentes, des fuites, des nus, des sextapes ou des vidéos, envoyez-les nous. Essayez de partager le post pour que vos amis y aient également accès. Ce faisant, cela nous aidera à payer les frais d’hébergement de Seneporno afin que nous puissions toujours vous apporter des secrets cachés et les actions « thiaga » qui se déroule derrière les portes closes. »

Le promoteur de Seneporno l’a bien compris, plus c’est scandaleux, plus il y a de curieux. Le site figure dans le top 50 des sites les plus visités au Sénégal, à la 36e place selon Alexa. Et un visiteur y passe en moyenne 8,35 minutes. Fort de son succès, Kocc Barma prévoit de lancer sous peu un nouveau site d’informations pour « révéler tout ce que la presse n’ose pas dire ». L’odieux modus operandi de Seneporno choque plus d’un. On juge, on s’indigne, on s’offusque, on s’émeut… Et pourtant les photos et vidéos continuent d’être envoyées pour publication. Le site continue à enregistrer un grand nombre de visiteurs. Kocc Barma est de plus en plus suivi sur les réseaux sociaux. Certaines de ses publications suscitent parfois même l’hilarité. Mais la triste réalité, c’est qu’on est bien peu outillé pour lutter contre ces formes d’atteinte à la vie privée et contre la cybercriminalité de façon générale. De ce fait, on est tous un peu en danger !

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Commentaires

Amiah Cécile
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article intéressant Mme; il nous met drectement au coeur des difficultés techniques, administratives et juridiques pour un cyberespace africain aisément contrôlé! et ce n'est que le début! Nous devons anticiper sur ces problèmes au vue de la densification de l'activité cybernétique en Afrique.

Lucrece
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Nous devons même faire de la résolution de ces problèmes une priorité !
Merci d’être passée. :)